Pourquoi il est important d’examiner les initiatives de la Vision Zéro selon une optique de genre.
Dernière mise à jour le 27 septembre 2021
Par Kelley Teahen, vice-présidente, communications et marketing, Parachute.
Dans son livre primé de 2019 intitulé Invisible Women : Data Bias in a World Designed for Men, l’auteure Caroline Criado Perez examine comment « L’écart entre les sexes au niveau des données perpétue les préjugés et désavantage les femmes. »
Les personnes qui œuvrent dans le domaine de la planification de la sécurité routière ne seront pas étonnées de constater que Mme Perez a mis en évidence plusieurs exemples de ces préjugés tirés de la Vision zéro et des travaux sur la sécurité routière.
L’exemple le plus connu de l’invisibilité des femmes dans le domaine de la sécurité routière est le suivant : des chercheurs ont construit des mannequins d’essai de choc pour imiter le corps masculin type, qui est beaucoup plus grand et plus lourd que la femme moyenne et dont les proportions sont différentes, ce qui signifie que les dispositifs de sécurité réalisés à partir de ces essais automobiles ont profité aux corps masculins, et non aux corps féminins.
Caroline Criado Perez aborde ce sujet dans son chapitre judicieusement intitulé « A Sea of Dudes », où elle expose les conséquences mortelles sur nos routes dues à des données faussées qui ne tiennent pas compte des femmes.
En voici un extrait :
« Les hommes sont plus à risque que les femmes d’être impliqués dans un accident de voiture, ce qui signifie qu’ils sont plus nombreux à être gravement blessés dans les accidents de voiture. Toutefois, lorsqu’une femme est impliquée dans un accident de voiture, elle est, dans une proportion de 47 %, plus à risque d’être gravement blessée qu’un homme et, dans une proportion de 74 %, plus à risque de subir des blessures modérées, et ce même lorsque les chercheurs tiennent compte de facteurs tels que la taille, le poids, le port de la ceinture de sécurité et l’intensité de l’accident. Elle a également, dans une proportion de 17 %, plus de risques de décéder. Tout cela résulte de la façon dont la voiture est conçue – et pour qui ».
L’auteure poursuit pendant cinq autres pages riches en statistiques et en preuves et conclut en ces termes: « D’une certaine manière, il est difficile de comprendre pourquoi un mannequin d’essai de choc féminin approprié n’a pas été mis au point et n’est pas devenu une exigence légale dans les tests automobiles il y a de cela des années. Mais par ailleurs, et compte tenu de tout ce que nous savons sur la façon dont les femmes et leur corps sont régulièrement ignorés lors des phases de conception et de planification, ce n’est pas du tout surprenant ».
Au moment où Mme Perez rédigeait son livre, le constructeur automobile Volvo prenait des mesures pour remédier à ce problème de partialité au moyen de son initiative E.V.A. (Equal Vehicles for All) lancée en 2019. Volvo a ainsi collecté des données réelles sur les collisions survenues depuis les années 1970 et a mis cette bibliothèque numérique de recherche, qui documente 43 000 collisions et 72 000 blessures de personnes, à la disposition de tous. Aujourd’hui, le problème est reconnu et les constructeurs automobiles commencent à s’y attaquer, mais, pour reprendre un vieux dicton, il reste encore beaucoup à faire.
Selon Mme Perez, il ne s’agit pas seulement de la morphologie du corps des femmes qui est occultée lorsqu’il s’agit de sécurité routière. Les nouveaux logiciels de reconnaissance vocale installés dans les voitures sont censés réduire les distractions et rendre la conduite plus sûre, mais « ils peuvent avoir l’effet inverse s’ils ne fonctionnent pas – et souvent, ils ne fonctionnent pas, du moins pour les femmes ». L’auteure cite de nombreux exemples illustrant la façon dont les systèmes à commande vocale, ou les systèmes téléphoniques à commande vocale, ne s’activent pas pour une femme, mais fonctionnent pour un homme. Un cadre d’une société fournissant des systèmes de navigation automobile, cité par Mme Perez, laisse entendre que les femmes ont uniquement besoin d’une « longue formation »pour abaisser le timbre de leur voix, mais il se demande pourquoi elles ne veulent pas le faire. Mme Perez conclut en disant qu’au lieu d’adapter la technologie à tous les utilisateurs, il revient aux femmes de changer pour que la technologie fonctionne.
En outre, ce ne sont pas seulement le corps et le timbre de voix des femmes qui font en sorte que les voitures et les routes sont moins sûres pour elles : c’est également la façon dont elles vivent. Dans le chapitre intitulé « Can Snow-Clearing Be Sexist », l’auteure examine en profondeur l’histoire de la ville de Karlskoga, en Suède, où, en 2011, il a été ordonné que toutes les politiques soient examinées sous une optique de genre. Un fonctionnaire a déclaré en riant « qu’au moins, le déneigement était un sujet pour lequel les gens qui voient des questions de genre partout s’abstiendraient de se mêler ».
Il est apparu que les politiques de déneigement étaient fortement sexospécifiques et ne tenaient pas compte de la réalité de la vie des femmes. Les femmes, plus que les hommes, marchent ou prennent les transports publics alors que les hommes sont davantage portés à se déplacer en voiture. Les hommes ont plutôt tendance à se déplacer deux fois par jour pour entrer et sortir de la ville, tandis que les femmes tendent à « combiner les déplacements », s’occupant des rendez-vous pour les enfants, l’école et les parents âgés, et allant faire l’épicerie.
Karlskoga, comme la plupart des municipalités, déneigeait en priorité les grandes voies de circulation des banlieues par temps de neige. La municipalité a décidé de changer l’ordre de déneigement pour donner la priorité aux piétons et aux usagers des transports en commun. Cette décision a permis de réduire les risques de blessures et de décès. La Suède a recueilli depuis 1985 des données sur les admissions pour blessures dans les hôpitaux, lesquelles révèlent « une prédominance des piétons, qui sont blessés trois fois plus souvent que les automobilistes lorsque la chaussée est glissante ou verglacée ». Les données sont encore en cours de collecte afin de pouvoir comparer les taux de blessures avant et après le changement de priorités en matière de déneigement, mais les recherches de Mme Perez ont permis de mettre en évidence des succès majeurs, alors que de plus en plus de communautés suédoises adoptent de nouvelles politiques de déneigement. À Stockholm, dit-elle, les voies communes aux cyclistes et aux piétons sont désormais déneigées en hiver pour fournir des conditions estivales, et le nombre de blessures a diminué de moitié.
Il s’agit là d’un symptôme lié à la planification des transports en général, conclut Mme Perez : la profession des transports étant fortement dominée par les hommes, les ingénieurs se concentrent principalement sur la mobilité liée à l’emploi, et les politiciens dépensent pour la construction de routes (ce qui profite de manière disproportionnée aux hommes) mais rechignent à financer le transport en commun ou les améliorations pour les piétons (ce qui désavantage les femmes de manière disproportionnée).
Il y a toutefois des exceptions : Mme Perez met en lumière des réussites, notamment à Vienne, où « 60 % des déplacements se font à pied, en grande partie parce que la ville prend au sérieux la planification intégrant la dimension de genre ». C’est le bureau de la planification intégrant la dimension de genre qui recueille des données sur les déplacements piétonniers et qui a permis d’améliorer la situation des personnes qui se déplacent à pied à l’échelle de la ville. D’autres mesures profitent aux femmes : les « tarifs spéciaux » pour les transports en commun, qui tiennent compte des réalités de la vie des femmes, la collecte de données sur les déplacements qui illustrent le fait que les déplacements liés aux achats et à la prestation de soins sont aussi nécessaires que ceux liés au travail et l’encouragement d’une planification à usage mixte qui permet aux femmes d’accéder à tout ce dont elles ont besoin à proximité, plutôt que de séparer les zones de travail et de vie dans une ville. Ce problème est particulièrement aigu dans les grandes villes où les personnes à faibles revenus doivent effectuer de longs déplacements pour se rendre sur leur lieu de travail.
Le livre de Mme Perez constitue un excellent rappel de toutes les choses que nous tenons pour acquises et du fait que les « données » ne sont pas des ensembles neutres de chiffres : lorsque les hommes sont considérés comme la norme et les femmes traitées comme des cas atypiques, nos choix politiques et l’allocation des ressources sont discriminatoires envers les femmes. Alors que nous travaillons à la réalisation de notre vision d’un monde sans décès sur nos routes, nous devons prendre du recul et nous assurer que les données que nous utilisons pour atteindre cet objectif tiennent compte aussi bien des femmes que des hommes.